« Le Debussy », sur l’Oise. Ce bateau qui appartient à Eric Michel peut transporter jusqu’à 1 800 tonnes de vrac ou de containers. LeMonde.fr/Marion Solletty
Les bateaux qui naviguent sur l’Oise, Eric Michel les connaît tous par leur nom. Trente ans qu’il exerce son métier, dont une grande partie passée sur le bassin de la Seine, entre Rouen et Compiègne. Bientôt, il croisera sur sa route des bateaux venus de Dunkerque, Anvers ou Amsterdam : tous ceux-là auront transité par le canal Seine-Nord Europe, qui doit relier, à partir de 2017, le bassin de la Seine à tout le nord de l’Europe, ses grands ports et ses nombreues voies navigables. Ces 106 km entre Compiègne, dans l’Oise, et Aubencheul-au-Bac, dans le Nord, permettront le transit des gabarits importants.
Eric Michel le sait, la concurrence sera rude. « Il va y avoir beaucoup plus de gros bateaux qui vont arriver, prévoit-il, pour la bonne raison qu’à l’étranger, il n’y a que ça… » Des grands gabarits, très prisés des clients du transport fluvial. « Les chargeurs souhaitent avoir des gros bateaux pour pouvoir négocier les prix de transport : ils savent très bien que la rentabilité [y] est plus élevée », explique Eric Michel. Pour lui, c’est clair, « seuls les gens bien équipés s’en sortiront ».
LES CONDITIONS DE NAVIGATION, PRINCIPAL SOUCI DES BATELIERS
Associé à son fils et son neveu, Eric Michel est à la tête de trois sociétés : trois bateaux de 1 200 à 1 800 tonnes qui transportent essentiellement des matériaux de construction, mais aussi de la ferraille, du blé, selon les besoins des courtiers. Lui s’occupe du plus gros, qui peut transporter vrac et containers. La main sur les leviers de commande, l’œil sur la rivière, il passe une grande partie de son temps au téléphone, à gérer ses transports directement avec ses clients réguliers ou avec les courtiers qui lui permettent de combler les trous. « Pour moi, Seine-Nord, c’est bien. Ça va développer énormément de travail, admet-il. Le seul souci, c’est qu’ils [les responsables du projet] sont partis sur des mauvaises bases… »
A quelques mètres de sa cabine, le batelier montre du doigt les zones de déchargement qui permettent d’embarquer et débarquer les marchandises le long de l’Oise. Trop petites, mal adaptées, selon lui, aux longs bateaux qui naviguent sur les voies à gros gabarit du nord de l’Europe. « On va brancher une autoroute sur une départementale », compare-t-il. Soudain, il ralentit : sur une centaine de mètres, la rivière manque de profondeur, il faut prendre garde à ne pas soulever trop de vase avec le fond du bateau.
Le canal Seine-Nord Europe reliera le bassin de la Seine et le canal Nord-Escaut, un peu au-dessus de Cambrai.Voies navigables de France
Aux Voies navigables de France (VNF), l’établissement public chargé de l’exploitation du domaine public fluvial national, les responsables du projet sont conscients des aménagements qui restent à faire. « Tout le travail important est planifié entre 2011 et 2017 », précise ainsi Nicolas Bour, directeur de la mission Seine-Nord Europe à VNF. « Les travaux d’amélioration au nord et au sud [du canal] ont déjà été lancés. » Objectif : améliorer la navigabilité et autoriser le passage des bateaux dont la largeur permet de transporter deux rangées de containers. Sur l’Oise, « il y avait des dragages qui n’avaient pas été faits et qui vont reprendre entre Creil et Compiègne », ajoute notamment Nicolas Bour.
Mais la principale inquiétude d’Eric Michel, ce sont les écluses : le projet en prévoit sept simples sur les 106 km du canal, là où certains pensent qu’il en aurait fallu deux à chaque étape. « Il va y avoir automatiquement beaucoup de monde à faire passer sur les écluses, explique-t-il, et on va mettre trop de temps pour les franchir. »
L’écluse de Sarron, dans l’Oise.LeMonde.fr/Marion Solletty
UN TRAFIC PRÉVISIONNEL MASSIF
« Sur Seine-Nord s’est effectivement posée la question de construire une deuxième écluse tout de suite. » Elle est, quoi qu’il en soit, prévue à terme, insiste Nicolas Bour. Car c’est finalement une construction en deux phases qui a été choisie, avec le doublement des écluses dans un second temps. Le directeur du projet se veut cependant rassurant : « Les candidats [à la construction de l’ouvrage] doivent remplir des conditions extrêmement strictes en termes de fiabilité. » Bouygues travaux publics et Vinci concessions, les deux entreprises en compétition pour la construction et l’exploitation du canal, devront ainsi convaincre VNF que le trafic ne risque pas d’être bloqué par l’éventuelle défaillance d’une écluse.
Car les objectifs en la matière sont ambitieux : le projet vise un trafic de 13 à 15 millions de tonnes par an sur le canal Seine-Nord Europe en 2020, et de 20 à 28 millions en 2050. Un chiffre à comparer aux 22,3 millions de tonnes qui ont transité en 2010 sur l’ensemble du bassin de la Seine et de l’Oise, le Nord – Pas-de-Calais ayant lui vu transiter 9,2 millions de tonnes, d’après les statistiques de VNF.
DÉVELOPPER L’OFFRE… ET LA DEMANDE
Pour atteindre ce niveau, développer les infrastructures ne suffira pas. Le renouvellement de la flotte pose problème. Certains bateliers, qui souhaitent anticiper l’ouverture du canal en augmentant leur capacité, peinent à obtenir des prêts. « Les banques aujourd’hui ont du mal à faire confiance au transport fluvial,déplore Eric Michel. Un gros bateau, c’est 3 millions d’euros. Le banquier, quand vous lui demandez 3 millions, il fait trois pas en arrière ! » La profession dénonce les limites imposées par les banques françaises, qui prêtent sur quinze ans là où les voisines du Nord, Pays-Bas en tête, prêtent sur des durées de vingt voire vingt-cinq ans.
Pourtant, côté demande, le potentiel est bien là. « L’Ile-de-France consomme 30 millions de tonnes de produits de construction par an, dont environ la moitié sont aujourd’hui transportés par voie fluviale, relève par exemple Nicolas Bour, de VNF.Mais les produits de déconstruction [gravats essentiellement], qui représentent 28 millions de tonnes, ont aussi vocation à passer par voie d’eau et le font pour l’instant beaucoup moins. » Pour développer le marché, les équipes de VNF travaillent avec les secteurs les plus susceptibles d’être concernés : construction, chimie, metallurgie.
Mais attirer l’attention d’industriels habitués à jongler avec les camions n’est pas chose facile. « Notre métier, depuis une vingtaine d’années, on l’a un peu oublié, résume Eric Michel. Aujourd’hui, quand on demande à des chargeurs de revenir à la voie d’eau, ils sont un peu hésitants. »
Bonnes nouvelles. Cela fera un nombre considérable de camions en moins sur les autoroutes. Mais ne faudrait-il pas une politique européenne cohérente pour les voix navigables ? Parce que forcément, l’ouverture de ce nouveau canal aura des conséquences en Belgique, aux Pays-Bas.
Y a-t-il une coordination entre les différents pays concernés ?